Allan toqua à la porte de de Matthias sans vraiment se soucier de l'heure. Il devait bien être treize heures, il pensait que Cleveland devait manger tranquillement chez lui, comme tout le monde. Cela  ne faisait que quelques jours qu'il avait croisé Matthias à l'hôpital, mais il voulait déjà le revoir, parler, fumer un peu, passer du temps entres potes. Comme avant. Ce n'était qu'après avoir quitté Matthias qu'il avait réalisé à quel point tout avait changé. Six ans. Six putain d'années et il n'avait jamais été foutu de répondre quand Matthias avait essayé de le joindre. Il se sentait un peu coupable maintenant. C'était sans doute pour ça qu'il avait un kébab dans la main, deux bières dans l'autre et de quoi se détendre dans la poche. Rattraper le temps perdu. C'était une chose qu'il savait impossible et pourtant, après quelques instants sans réponse, il insista, retoquant à la porte. « Une livraison importante pour Monsieur Cleveland ! » lança-t-il avec un accent italien, pour qu'il se dépêche un peu, car, s'il y avait bien moyen de faire bouger Cleveland, c'était de lui faire miroiter une belle pizza dégoulinante de fromage.

A vrai dire, que Matthias soit au travail était quelque chose qui échappait à Allan. Cela devait bien faire deux ans qu'il avait lui-même arrêter de travailler, et depuis, il perdait toute notion du temps, se pointant n'importe où à n'importe quel heure, surpris que les gens soient occupés. Travailler. Il n'avait jamais vraiment été bon pour ça, rien que pour son diplôme, il avait du trimer comme un âne. Il révisait d'ailleurs beaucoup chez Cleveland, plus jeune que lui certes, mais doué en informatique. Et dire qu'un gamin lui avait mieux appris le C+ qu'un prof avec des années d'expériences. « Hey Cleveland ! » cria-t-il en retoquant une troisième fois à la porte, « Y'a de la bouffe qui refroidit là ! » dit-il, alors que la porte commençait à s'ouvrir devant lui...

12h. Maya Standfield se mit à ouvrir les yeux. Elle avait dormi ses huit heures. La blondinette s'était couchée vers quatre heures du matin. La veille, elle décida de rejoindre des amis pour squatter le parc comme à leur habitude. Après avoir bu et fumer un peu, les jeunes rencontrèrent une mission de taille : semer les flics. Par la même occasion, ils se séparèrent pour rentrer chez eux. Maya avait prévenu son cousin qu'elle sortait. Elle ne racontait pas ses délires avec ses potes mais elle n'oubliait jamais de tenir au courant celui qui la recevait. Cela faisait quelques mois que la jeune fille vivait chez Matthias Cleveland. Auparavant, il représentait juste un inconnu. Son grand-père qu'elle croyait mort depuis longtemps reprit contact avec sa mère : Rachel. Cette dernière restait aux prises avec une sale addiction : la drogue. Elle offrit aucune éducation à sa fille qu'elle traitait comme une copine quand elle allait bien, qu'elle rabaissait dans ses instants de tristesse. Lors de bad trip incessants, la mère de famille humiliait et frappait son enfant. Rachel avait toujours octroyé à Maya le loisir de traîner dehors, même quand elle n'en avait pas l'âge. La gamine réalisa un nombre incalculables de fugues. Les services de police, les services sociaux suivaient cette famille de près. Le père de Rachel avait choisi de réinvestir sa place auprès de sa fille : son mea culpa au moment de la retraite, une prise de conscience qui tombait à pic. Pour lui, il fallait que Rachel se soigne et il fallait avant tout sauver Maya qui tournait mal. Dans un moment de lucidité, Madame Standfield accepta de suivre les idées de son propre père. Ce dernier connaissait l'existence de Matthias. Il rédigea une lettre à son intention révélant ses desseins : il lui demandait de garder Maya, de la surveiller pour qu'elle grandisse bien et qu'elle atteigne l'âge adulte en avançant le plus de pions possibles pour obtenir un bon avenir. La rencontre entre les deux cousins fut étrange. Heureusement, le contact passa comme une lettre à la poste justement. Maya en voulait à sa mère de l'arracher à son environnement précédent. Or, elle appréciait réellement son quotidien chez Matt. Elle ne se sentait plus agressée, elle pouvait vivre plus sereinement. La lycéenne se fit une promesse personnelle : mieux tourner. Elle était devenue serveuse au Sugar Cream à temps partielle. Malheureusement, ses bonnes résolutions ne connurent pas de suite. Présentement il était 13h30, l'adolescente avait cours toute la journée. Bien évidemment, elle n'y allait pas. La belle accumulait trop de retard et à force, elle ne se présentait plus en classe... . Maya ne réfléchissait pas aux conséquences de ses actes. A l'instant, elle privilégia sa pause clope à la fenêtre de sa chambre. La jeune fille avait pris la peine de se doucher, de se coiffer mais pas de se rendre présentable : un survêtement lui servait de tenue pour glander dans l'appartement et c'est ainsi qu'elle ouvrit la porte à l'inconnu qui ne cessait de crier derrière la porte et de frapper. Avec la sourire, elle s'exclama :

C'est moi tout cela ? Il ne fallait pas. Elle rit à sa propre plaisanterie. Matt n'est pas là.

La porte s'ouvrit sur une petite blondinette, en sous-vêtement, ce qui surpris Allan et le laissa interdit quelques instants. Il eut un petit regard sur le numéro de la porte. 111 E. C'était pourtant bien l'adresse que Cleveland lui avait donné. « C'est pour moi tout cela ? Il ne fallait pas. » Elle rit à sa propre blague alors qu'Allan devait faire une tête plutôt bizarre. C'était quoi ce bordel. « Matt n'est pas là. » Oh, elle connaissait Cleveland. Et s'il n'était pas là, c'est qu'il devaient bien habiter ici, ce qui rassura Allan, qui soupira, affichant un petit sourire. Rien de pire que de devoir demander à un voisin à quelle porte il fallait réellement toquer. Il toisa la jeune fille, tout en lui demandant « Et quand est-ce qu'il sera là du coup ? » Parce que bon, il n'allait pas manger deux kébabs. Le médecin avait déjà interdit toute forme d'alimenation suspecte, un kebab était proscrit, alors deux... Mais son pauvre estomac allait s'en remettre, il en était sur. Il avait déjà vécu tellement pire...

Tout d'un coup, Allan réalisa qu'il ne savait pas vraiment qui était la jeune fille... Et qu'elle était vraiment très jeune. Trop. Elle avait quoi, quinze ou seize ans ? Il en avait lui-même trente, ce qui en donnait vers les vingt-cinq à Cleveland, beaucoup trop pour avoir une mineure sous son toit à cette heure là. Enfin, si elle était là, ce n'était pas par magie, et Allan ne connaissait à son ami aucun gosse caché qu'il aurait eu vers l'âge de 10 ans. « Mais tu connais Cleveland d'où ? Enfin je veux dire tu n'es pas... Il... Vous... Enfin... » Il fit un moue tout   en haussant les épaules, tentant de remuer ses mains sans vraiment savoir pour imiter quoi, faisant s'entrechoquer les bières. Non vraiment, si Cleveland se tapait une mineur, ce n'était pas son job de livreur de pizza qui allait lui payer un avocat pour se sortir de ce merdier.

L'homme à la porte semblait désarmé. L'humour de la jeune fille l'avait peut-être refroidi. Bien évidemment, Maya Standfield se fichait de se montrer directe avec un inconnu. L’adolescente reprit les paroles d'Allan Bridges pour les utiliser avec légèreté et en imposant une familiarité. Elle constata le fait que son entreprise ne plut pas forcément. La blondinette se demandait ce qui ne tournait pas rond dans la tête de son interlocuteur. Pour elle, il aurait dire rire à sa blague. Du coup, elle le fixa avec un air interrogateur, voire un peu désinvolte. Le développeur en informatique s'enquit de suite d'une interrogation.

Je ne sais pas, je crois qu'il travaille. Mais entrez, cela ne me dérange pas.

Standfield ne craignait pas ce jeune homme. Elle le trouvait drôlement beau. Il possédait une classe agrémentée d'un côté nonchalant qui lui donnait tout son charme. Pour revenir au cas de Matthias, la lycéenne ne s'intéressait pas au planning de son cousin. Elle n'osait pas se mêler de ses affaires. Mais elle imaginait qu'il bossait comme lui pouvait envisager l’assiduité de sa cousine au bahut : une chimère en somme. En gros, personne n'était au courant des activités de l'autre et franchement, le constat ne demeurait pas le meilleur. Matt et Maya devaient se serrer les coudes, leur famille se résumait à leur seule présence. Au lieu de cela, ils donnaient du crédit à une certaine distance. Enfin, ce système ne restait pas définitif. Ils comprendraient sûrement avec le temps la nécessité de partager. Présentement, le beau Alan affichait une curiosité sans nom. Standfield ne lui en tenait pas rigueur.

Quoi ? Non je ne me tape pas mon cousin, dit-elle avant de rire sincèrement. Et vous, vous le connaissez d'où ? La jeune fille maintenait quand même une forme de respect en vouvoyant Bridges.